Mais cette fois il y a de bonnes raisons de s’inquiéter du fait que les
conditions changent et en conséquence que ce cycle ne se renouvelle pas.
D’une part, nous voyons depuis des décennies l’accumulation lente et
régulière du pouvoir présidentiel. Dans un monde d’armes nucléaires et de
tensions sur fond de Guerre froide, le Congrès et le peuple états-unien ont
accepté des sphères d’initiative présidentielle toujours plus larges pour
réaliser des activités de renseignement et de contre-renseignement ainsi que
le déploiement de nos forces militaires sur la scène globale.
Lorsque la force militaire a été utilisée comme instrument de politique
étrangère ou en réponse à des besoins humanitaires, c’était presque toujours
le résultat d’une initiative et du leadership présidentiel.
Mais comme l’écrivit le juge suprême Frankfurter dans cette fameuse boîte de
métal, « L’accumulation de pouvoir dangereux ne survient pas en un jour.
Elle survient, même lentement, par la force génératrice d’une négligence
incontrôlée vis-à-vis des restrictions qui encadrent même l’affirmation la
plus désintéressée de l’autorité. »
Une seconde raison qui donne à penser que nous pourrions être dans une
situation insolite, en dehors de ce cycle historique, est qu’après tout
cette administration nous dit que la marche de guerre sur laquelle elle a
tenté de mettre le pays durera, selon leurs propres termes, « pour le reste
de nos jours ».
Ainsi on nous dit que la situation de menace nationale, qui fut utilisée par
d’autres présidents pour justifier des mainmises sur le pouvoir, va dans ces
conditions persister pratiquement jusqu’à perpétuité.
Troisièmement, nous devons avoir une conscience aigüe des impressionnantes
avancées dans la sophistication des technologies d’écoute et de
surveillance, avec leur capacité à englober et analyser facilement d’énormes
quantités d’informations et ensuite les traiter pour en tirer du
renseignement. Cela augmente de plus significativement la vulnérabilité de
la vie privée et des libertés d’un grand nombre de personnes innocentes au
même moment où le pouvoir potentiel de ces technologies augmente.
Ces technologies ont bel et bien le potentiel d’inverser l’équilibre de
pouvoir entre l’appareil d’État et la liberté de l’individu d’une manière à
la fois subtile et profonde.
Qu’il n’y ait pas de malentendu. La menace de nouvelles frappes terroristes
est réelle et les efforts concertés des terroristes pour obtenir des armes
de destruction massive engendre vraiment un impératif d’exercice des
pouvoirs de la branche exécutive avec réflexe et agilité.
De plus, il existe en réalité un pouvoir inhérent conféré par la
constitution à tout président pour entreprendre des actions unilatérales
lorsque cela est nécessaire pour protéger la nation d’une menace subite et
immédiate. Et il n’est tout simplement pas possible de définir précisément
en termes légaux exactement quand ce pouvoir est approprié ou ne l’est pas.
Mais l’existence de ce pouvoir inhérent ce peut être utilisée pour justifier
une prise de pouvoir manifeste et excessive s’étendant sur un grand nombre
d’années et engendrant un déséquilibre sérieux entre l’exécutif et les deux
autres branches du gouvernement.
Et il y a une raison finale de se soucier du fait que nous pourrions être en
train de vivre autre chose que simplement un nouveau cycle. Cette
administration est arrivée au pouvoir dans la foulée d’une nouvelle théorie
qui a pour but de nous convaincre que cette concentration excessive de
pouvoir présidentiel est exactement ce que notre constitution prévoyait.
Cette théorie légale, que les avocats qui la défendent appellent théorie de
l’exécutif uni mais qui devrait plus justement être appelée l’exécutif
unilatéral, menace d’étendre les pouvoirs du président jusqu’à ce que les
contours de la constitution que les Fondateurs nous ont léguée soient
effacés jusqu’à la rendre méconnaissable.
Selon cette théorie, l’autorité du président en tant que commandant-en-chef
ou lorsqu’il définit la politique étrangère ne peut être examinée par le
judiciaire ni ne peut être contrôlée par le Congrès. Et le président Bush a
poussé les implications de ce concept à leur maximum en soulignant
constamment son rôle de commandant-en-chef, l’invoquant aussi fréquemment
que possible, le mêlant à ses autres fonctions, intérieures et extérieures.
En ajoutant à cela le concept qui veut que nous soyons entrés dans un état
de guerre perpétuelle, les implications de cette théorie s’étendent presque
littéralement aussi loin dans l’avenir que ce qu’il est possible d’imaginer.
Totalitarisme interne
Cet effort visant à transformer la structure constitutionnelle états-unienne
soigneusement équilibrée en une structure bancale dominée par une branche
exécutive toute-puissante, avec un Congrès et une branche judiciaire
asservis, est ironiquement accompagné par un effort de la même
administration visant à réformer la politique étrangère états-unienne basée
principalement sur l’autorité morale du pays en une politique basée sur une
tentative irraisonnée et contre-productive d’établir une forme de domination
sur le monde.
Le dénominateur commun semble être basé un instinct d’intimidation et de
contrôle.
La même tendance a caractérisé les efforts visant à faire taire les points
de vue dissonants au sein de la branche exécutive, à censurer les
informations susceptibles de s’éloigner de ses objectifs idéologiques et à
attendre une conformité de la part de tous les employés de la branche
exécutive.
Par exemple, les analystes de la CIA qui s’opposaient fermement à
l’affirmation de la Maison-Blanche selon laquelle Ossama Ben Laden était lié
à Saddam Hussein furent soumis à des pressions au travail et devinrent
anxieux de manquer des promotions ou augmentations de salaire.
Ironiquement, c’est exactement ce qui arriva aux responsables du FBI dans
les années 60 qui étaient en désaccord avec l’affirmation de J. Edgar
Hoover [18] selon laquelle Martin Luther King était étroitement lié aux
communistes.
Le responsable de la branche du FBI chargée du renseignement intérieur
témoigna du fait que ses efforts pour dire la vérité sur l’innocence du Dr
King lui valu d’être isolé ainsi que ses collègues au sein du FBI et soumis
à des pressions.
Je le cite : « Il était manifeste, » raconte-t-il, « que nous devions
changer d’attitude ou nous nous retrouverions tous à la rue. »« Mes hommes
et moi, » poursuit-il, « nous concertions pour savoir comment nous tirer
d’affaire. ».
Etre en conflit avec M. Hoover était quelque chose de sérieux. « Ces
hommes, » continue-t-il, « essayaient d’acheter des maisons, demandaient des
prêts pour cela. Ils avaient des enfants à l’école. Ils vivaient dans la
peur d’être transférés, de perdre de l’argent sur leur maison, comme c’était
en général le cas. Alors ils voulaient qu’un autre memo soit rédigé pour
nous tirer des ennuis dans lesquels nous étions. »
Les agenceurs de la constitution, qui avaient étudié la nature humaine de si
près, comprirent relativement bien ce dilemme. Pour reprendre les mots
D’Alexander Hamilton, « Le pouvoir sur le soutien d’un homme est un pouvoir
sur sa volonté. »
Quoi qu’il en soit, rapidement tout désaccord au sujet du Dr King s’estompa
rapidement au sein du FBI, et l’accusation abusive devint le point de vue
unanime.
Et exactement de la même façon, la CIA de George Tenet finit par se joindre
au concert approuvant l’idée manifestement fausse qu’il y avait un lien
entre Al Qaïda et le gouverment irakien.
Comme l’écrivit George Orwell [19], « Nous sommes tous capables de croire
des choses que nous savons être fausses et ensuite, lorsque nous devons
finalement admettre notre erreur, déformer impudemment les faits pour
montrer que nous avions raison. »
Intellectuellement, il est possible de poursuivre ainsi pour une durée
indéfinie. Le seul obstacle qui s’y oppose est que, tôt ou tard, une
croyance erronée se cogne à la dure réalité, en général sur un champ de
bataille.
Deux mille deux cent soldats états-uniens ont perdu la vie quand cette
fausse croyance s’est cognée à la dure réalité. En effet, lorsque le pouvoir
n’est ni sous contrôle ni responsabilisé, cela mène presque inévitablement à
de graves erreurs et abus.
Cela fait partie de la nature humaine. En l’absence de responsabilités
rigoureuses, l’incompétence fait florès, la malhonnêteté est encouragée et
récompensée.
C’est la nature humaine, que ce soit pour les républicains, démocrates ou
des gens ayant toutes sortes d’idées.
La semaine passée, à titre d’exemple, le vice-président Cheney a tenté de
défendre les écoutes par l’administration de citoyens états-uniens en
affirmant que, si le programme avait été implanté avant le 11 septembre
2001, ils auraient trouvé le nom de certains des pirates de l’air.
Tragiquement, il ne sait apparemment toujours pas que l’administration
possédait bel et bien, en vérité, le nom d’au moins deux des pirates bien
avant le 11 septembre et avait en sa possession des informations qui
auraient pu conduire à l’identification de la plupart des autres.
L’un d’entre eux figurait dans l’annuaire téléphonique. Pourtant, à cause de
l’incompétence, l’incompétence irresponsable dans le traitement de
l’information, cela ne fut jamais utilisé pour protéger le peuple
états-unien.
Il arrive couramment que, une fois de plus sans rapport avec quel parti est
au pouvoir, qu’une branche exécutive aveuglée par la poursuite d’un pouvoir
non bridé réponde à ses propres erreurs en proposant a posteriori que lui
soit accordé encore davantage de pouvoir.
Souvent la demande elle-même est utilisée pour masquer sa responsabilité
vis-à-vis des erreurs dans l’utilisation du pouvoir dont il jouit déjà.
De surcroît, si la tendance pratique entamée par cette administration n’est
pas remise en cause, elle pourrait devenir partie intégrante du système
états-unien. C’est la raison pour laquelle de nombreux conservateurs ont
signalé que le fait d’accorder un pouvoir incontrôlé à ce président signifie
que le prochain aura ce pouvoir incontrôlé également. Et ce prochain
pourrait être quelqu’un dont les valeurs et croyances ne vous inspirent pas
confiance. C’est pour cela que républicains comme démocrates devraient
s’inquiéter de ce que ce président a fait.
Si cette tentative visant à étendre dramatiquement le pouvoir exécutif se
poursuit sans être inquiétée, alors notre structure constitutionnelle de
contrôle et d’équilibrage mutuel des pouvoirs sera perdue. De plus le
prochain président ou un futur président pourra, au nom de la sécurité
nationale, restreindre nos libertés d’une manière que les Fondateurs
n’auraient jamais envisagée possible.